Régicide
Le caporal Trisp frissonna. Il faisait particulièrement froid cette nuit-là, au fond de la ruelle sombre dans laquelle il attendait depuis près d’une heure. Il avait dû se cacher pour éviter plusieurs patrouilles, mais celui avec qui il avait rendez-vous n’avait pas l’air de vouloir se pointer. Il éternua, le plus silencieusement possible, avant de jeter des coups d’œil apeurés autour de lui, terrifié à l’idée que quelqu’un ait pu l’entendre. Il grelottait, et visiblement, il avait attrapé un rhume. Si le sergent s’en rendait compte le lendemain, Trisp risquait d’avoir des ennuis.
Il frissonna à nouveau. Qu’est-ce qui avait bien pu passer par la tête de son fournisseur pour qu’il lui donne rendez-vous ici ? Le lieu habituel convenait pourtant tout à fait… Il fut une fois de plus pris de tremblements, et cette fois, il se doutait bien que ce n’était pas seulement dû au froid…
Soudain, un bruit. Des pas claquant sèchement sur le pavage des ruelles. Trisp se renfonça dans l’angle de mur qu’il avait trouvé pour se dissimuler. Une silhouette s’avança sous la lumière froide du lampadaire qui éclairait faiblement l’allée. Un homme grand et sec, portant un manteau noir et un bonnet vert, un sac de cuir sur le dos. Le caporal soupira de soulagement en apercevant le couvre-chef, signe distinctif que son fournisseur confiait à ceux qui étaient chargés d’effectuer les échanges. Le Garde Impérial, tremblant, sortit de sa cachette et se racla la gorge. Le nouveau venu se tourna vers lui. Trisp ne reconnut pas le visage émacié de l’homme, et hésita devant son regard sombre.
« Monsieur Trisp ?
_ Ne… Ne dites pas mon nom si fort, s’il vous plaît… » Le caporal perdait tout ses moyens devant l’expression de son interlocuteur. Il frissonnait de plus en plus. Il ne désirait plus qu’une seule chose.
« Vous… Vous avez la marchandise ?
_ Bien sûr. Si vous avez l’argent.
_ Cela va de soi… » balbutia Trisp, en fouillant dans sa poche, avant de tendre à l’inconnu une bourse fatiguée, mais visiblement pleine.
« Parfait. Voici votre dû. »
L’homme lui tendit son sac de cuir, avant de tourner les talons et de s’éloigner lentement. Tout en sueur, tremblant déjà à l’idée de la dose monumentale qu’il allait prendre, le Garde Impérial ouvrit le sac. Il plongea la main à l‘intérieur et sentit un contact froid et métallique sous ses doigts. Il sortit l’objet, incrédule, et découvrit deux plaques de données dans un étui d’acier. Il releva la tête vers l’inconnu.
« Attendez, qu’est-ce que vous… Oh, putain de merde. »
À quelques mètres, l’homme s’était retourné de nouveau et pointait vers lui une arme, dont le canon reflétait la lueur cruelle du lampadaire. Trisp tourna les talons, terrifié, et commença à courir. Le manque, le froid, la terreur, tout s’accumulait dans sa tête et l’empêchait de réfléchir. La dernière chose dont il prit conscience fut l’écho de la détonation dans la ruelle étroite. Puis l’arrière de son crâne explosa.
Myraïl Krant tira une dernière fois sur son cigalho avant de l’écraser sous la semelle de sa botte ferrée. Il rajusta le col de sa gabardine, qui était presque trop étroite pour sa carrure trapue, et tâcha de couvrir ses oreilles avec son képi. Une nouvelle bouffée d’air glacial lui brûla les poumons tandis qu’il revenait vers ses hommes, affairés autour du cadavre qui gisait dans la venelle. Une patrouille de la milice locale avait découvert le corps peu avant l’aube, dans cette ruelle de la ruche basse, et avait immédiatement contacté le Commissariat Central en constatant que le mort était un Garde Impérial.
« Alors, on en est où ?
_ On avance, Commissaire. Lentement, mais on avance. » Le commissaire subalterne Zergueï Sianov tourna son visage presque juvénile vers son supérieur. « On a l’identité du macchabée, ça n’a pas été dur, puisqu’il est de la Garde et qu’il a ses plaques d’identification.
_ Alors, qui est notre client du jour ?
_ Alors… Attendez… Voilà ! Caporal Liam Trisp, du 42ème de Suthia.
_ Ce gars-là est un Suthian ? grogna le Commissaire, dubitatif. Du régiment du général Djiovann ?!
_ Visiblement. Reste plus qu’à savoir ce qu’il fabriquait cette nuit dans un district de la ruche basse. Et pourquoi on a cru bon de lui pulvériser la tête. »
Krant soupira. Cette affaire risquait de faire du bruit, mais il n’allait pas pouvoir faire grand-chose pour l’étouffer. Récemment arrivé à la ruche Viarna après une série de batailles victorieuses dans les plaines voisines, le général Djiovann avait été nommé gouverneur militaire avec pouvoirs d’urgence par les autorités de la ruche. Mais certains ne voyaient pas d’un très bon œil sa brusque montée en puissance. Le commissaire Krant rajusta une nouvelle fois sa casquette, et se retourna vers Sianov.
« Bon. Vous m’emmenez ce cadavre au légiste du Commissariat Central. Je veux que tous les clichés de la scène de crime soient aussi transmis là-bas, et que le labo de balistique fasse son boulot. Faites-moi aussi passer un plan détaillé de la zone. Ah, et évidemment, vous contacterez le 42ème pour les avertir qu’un de leurs hommes manquera à l’appel.
_ Et la pièce à conviction, Commissaire ?
_ Pardon ?
_ Le caporal tenait ça quand on l’a abattu. »
Sianov lui tendit un étui à plaques de données en acier. Le commissaire enfila ses gants et saisit précautionneusement l’objet, avant d’en sortir les deux tablettes. Il appuya sur le bouton en haut à droite de la première. Elle afficha rapidement des caractères lumineux, qui tirèrent un grognement à Krant. Le contenu de la plaque était crypté, ainsi que celui de la seconde.
« J’amène ça à la cryptographie. On se retrouve dans deux heures dans mon bureau, je veux des résultats.
_ Bien, Commissaire. »
Krant lança un regard vers le fond de la ruelle, là où s’était visiblement tenu le tueur, d’après la position du corps. Il frissonna, et repartit en direction de la ville haute.
« Si on se fie à la posture du cadavre, on peut en déduire qu’il courait quand il a été abattu. Nos collègues de la balistique ont également étudié les résidus du projectile qui a causé sa mort, et visiblement, il a été tiré avec une arme de poing à forte pénétration, causant les ravages que l’on a pu constater. »
Le médecin-légiste Zimmel interrompit son exposé pour balayer du regard la pièce exigüe dans lequel une dizaine de personnes s’étaient rassemblées. Son attention revint vers le commissaire Krant, qui était assis dans son fauteuil, les bottes posées sur son bureau.
« Quelles conclusions en tirez-vous, Commissaire ?
_ Je dirais que la victime était poursuivie, depuis un certain temps déjà, dans les ruelles de la ruche basse, et que le tueur a attendu d’être dans une rue relativement droite, avec une ligne de vue dégagée, pour l’abattre. »
Le vieux médecin sourit.
« Je m’attendais à ce que vous disiez ça. En réalité, cette rue n’est pas particulièrement plus droite que toutes les autres du secteur, et le poursuivant n’aurait eu aucune raison de la choisir plutôt qu’une autre. » Il se retourna et saisit derrière lui un sachet à échantillons. « On a retrouvé ça dans un recoin de la ruelle. Ce sont des cheveux humains. Ceux du caporal, pour être précis. Il a attendu dans cette rue pendant au moins une heure. On a pu trouver ces échantillons, car il en a perdu un nombre conséquent. La perte de cheveux à cette vitesse est un des symptômes de l’addiction à l’obscura. On n’a pas eu besoin de faire des analyses bien longtemps pour voir que la drogue était omniprésente dans son organisme.
_ Le caporal Trisp était drogué à l’obscura ? Malgré la discipline de fer que le général Djiovann impose à son régiment ?
_ Oui, mais ce n’est qu’une petite partie du problème. On ne sait toujours pas ce que venait faire le caporal dans cette rue cette nuit-là. L’hypothèse du ravitaillement en drogue aurait pu être plausible, mais Trisp a été abattu avant, et on n’a pas retrouvé d’échantillon d’obscura sur lui.
_ Sans doute que les plaques de données qu’on a retrouvées sur le corps nous en apprendront davantage, si les gars de la crypto se décident à casser ce code… Zergueï ?
_ Oui, commissaire ?
_ Vous allez tout de suite aux baraquements du 42ème Suthian, vous interrogez le sergent en charge de Trisp, ainsi que ses subalternes. Je veux savoir s’il trempait dans quelque chose de plus louche que la simple consommation d’obscura. Doc, je veux que vous retourniez faire toutes les analyses que vous pouvez sur ce corps, au cas où quelque chose vous ait échappé le premier coup.
_ Cela va de soi, Myraïl…
_ Bien ! Vous autres, vous retournez en bas, et vous finissez de passer la scène de crime au peigne fin ! Je descends à la crypto, leur botter un peu le cul… Je vous préviens dès qu’il y a du nouveau. Au travail ! »
Zimmel remballa les échantillons qu’il avait montrés, pendant que tous sortaient de la pièce. Il suivit des yeux le commissaire alors qu’il quittait le bureau à son tour. Krant avait toujours été bourru, mais cette affaire semblait le rendre encore plus irritable. Sans doute qu’elle ne durerait pas, songea Zimmel. Cela vaudrait mieux pour tout le monde…
« Liam ? Non, Liam était un bon gars. » Le sergent suthian se gratta le front sous son béret. « Un soldat correct, qui me secondait convenablement dans le peloton, mais aussi un bon camarade. Il s’était fait respecter rapidement en tant que caporal, les gars l’aimaient bien… Non, y avait pas de soucis avec Liam. Jusqu’à ce qu’il se fasse exploser la tête cette nuit. Vous dites qu’on l’a retrouvé où ?
_ Dans une venelle du secteur sud de la ruche basse. Vous êtes sûr que le caporal Trisp n’avait rien de spécial à se reprocher ?
_ Non, je vois pas de quoi vous voulez parler.
_ Nous savons qu’il était dépendant à l’obscura. »
Le sergent se figea, le visage fermé. Il renifla et cracha derrière lui, puis reprit, en regardant le commissaire subalterne Sianov droit dans les yeux.
« Ouais. Liam était drogué. Il a commencé quand on a été mis en garnison ici, après les batailles de la plaine. On a vu pas mal d’horreurs là-bas, et même si c’était pas une mauviette, Liam avait du mal à s’en remettre. Il a commencé à fumer des cigalhos de plus en plus souvent, et puis il s’est mis à l’obscura. On lui a dit que c’était pas une bonne idée, que s’il se faisait choper, il allait prendre cher. » Le vieux Garde inspira lentement, puis poursuivit. « Est-ce que je vais avoir des ennuis pour ça, Commissaire ?
_ Je ne pense pas, non. Connaissiez-vous son fournisseur ?
_ Ouais, un gars nommé Barks, il travaillait déjà comme revendeur dans le convoi qui suivait le 42ème avant qu’on s’installe ici. Maintenant, il est pas mal connu dans la ruche basse.
_ Merci, sergent, ce sera tout. »
Sianov soupira, et prit quelques notes sur un carnet. Il avait lu le dossier du caporal Trisp, il avait posé quelques questions à ses coéquipiers, à son sergent, et au final, il n’avait rien appris d’intéressant. Peut-être cette histoire de fournisseur serait-elle à creuser, mais pour l’instant, il ne…
Son communicateur moyenne portée bipa. Il décrocha l’objet de sa ceinture et le porta à son oreille.
« Ici Sianov.
_ C’est Krant.
_ Commissaire, j’ai interrogé…
_ Pas le temps, Zergueï. Revenez vite au Commissariat. On a du nouveau, et du lourd ! Je crois qu’on a mis le nez dans un beau merdier ! »
Le bureau de Krant était vide. Le commissaire attendait Sianov deux étages plus bas, dans le laboratoire de cryptologie, l’expression encore plus sombre qu’à son habitude, immobile au milieu de l’effervescence environnante. Quand le jeune commissaire subalterne entra dans la pièce, son supérieur l’entraîna à part.
« Alors ?
_ Les plaques étaient codées grâce à un cryptage assez courant, utilisé dans la Garde pour transmettre des messages confidentiels entre généraux et colonels.
_ Ce serait donc un message à l’intention du général ? Ou une communication pour un de ses subalternes ?
_ Voyez vous-même. »
Krant tendit l’étui d’acier à son jeune assistant. Ce dernier en sortit les deux plaques et les alluma. Il parcourut la première.
+++ À l’intention du général Djiovann +++
Bilan mensuel
- Trafic d’armes : +15.7%
- Racket : - 7.4%
- Prostitution : +11.2 %
- Trafic de drogues : + 2.9 %
- Cambriolages : - 13.1 %
Appuyez de nouveau pour avoir le rapport détaillé
+++
Sianov, éberlué, releva lentement les yeux vers le commissaire.
« Vous pensez à un rapport d’espionnage ? Un agent que Djiovann aurait envoyé pour surveiller le marché souterrain ?
_ Impossible. Le rapport détaillé donne beaucoup trop d’informations ; aucun espion, même un homme infiltré parmi la pègre locale, ne pourrait en savoir autant sur leurs activités.
_ Alors… Vous pensez que…
_ Dites-le, le coupa Krant. Dites-le, je sais que vous le savez.
_ Que Djiovann tire les ficelles. Qu’il contrôle à la fois l’autorité officielle et les activités illégales de la ruche Viarna. Que c’est un… un ponte de la pègre. »
Quelques instants d’un silence tendu s’écoulèrent, finalement rompu par le commissaire.
« Cette affaire est un beau paquet de merde, Zergueï. On risque de gros ennuis si tout ça s’ébruite. Mais on n’est pas les seuls. Si ces documents-là sont authentiques, le Commissariat peut faire exécuter Djiovann. Reste à trouver des preuves solides si on veut constituer un dossier en béton avant d’en faire part au Commissaire Général.
_ Vous n’allez pas lui en parler tout de suite ?
_ Bien sûr que non ! Si tout cela s’avère être une supercherie, faire autant de bruit pour rien risquerait de nous attirer des problèmes. Nous allons retourner dans mon bureau, et éplucher une nouvelle fois toutes les informations dont nous disposons. Quelque chose me dit que ça va être une longue journée… »
La rue qui filait à travers le quartier ouest, serpentant entre les échoppes et les débits de boissons, commençait à être bondée et agitée, alors que l’heure du repas approchait. Krant et Sianov se frayaient un chemin dans le flot humain qui emplissait l’artère. Tous semblaient s’écarter devant le commissaire, dont la carrure imposante et le visage autoritaire forçaient le respect. Son jeune subalterne avançait dans son sillage. Ils avaient passé seuls les dernières heures de la matinée, cloîtrés dans le bureau de Krant, à construire des théories susceptibles d’expliquer la situation présente. Des bribes de conversation revenaient encore à Sianov.
« Le général à la tête d’une branche de la pègre ? Cela expliquerait comment il a réussi à imposer à la ruche un gouvernement militaire sans que les gangs ne se soulèvent…
_ Mais alors, qui aurait voulu qu’on retrouve des preuves sur le cadavre de Trisp ?
_ Un rival, un autre chef du crime organisé, qui ne voit pas d’un très bon œil cette domination de son milieu par un militaire… »
Ils avaient exploité toutes les pistes leur permettant d’inculper Djiovann.
« Le trafic d’armes, ça ne doit pas vraiment lui poser de problèmes…
_ Pour lancer un réseau de narcotrafiquants, il lui suffisait d’avoir quelques contacts, et ils ne manquent pas dans la Garde… Reste à savoir comment il a pu rallier des gangs et des racketteurs à sa cause. »
Puis ils avaient commencé à mettre en doute leurs propres suppositions.
« Rien ne nous assure que ces preuves sont valides, Sianov. L’authenticité d’un tel document va être dure à certifier.
_ Nous pourrions mener une enquête au sein de la pègre, pour vérifier nos informations…
_ Bien sûr ! Allons voir tous les dealers et les gangers du coin, et demandons-leur à qui ils reversent leurs bénéfices… Je crois que vous auriez dû vous coucher tôt hier, mon petit Zergueï…
_ Ce n’est pas ce que… Tiens, en parlant de dealer, j’ai obtenu quelques informations au sujet du fournisseur de Trisp, tenez. Quant à l’enquête, j’envisageais plutôt de suivre la piste de la prostitution. Un lupanar est plus facile à trouver que la planque d’un receleur d’armes ou de drogue. Et le rapport détaillé mentionne plusieurs établissements, dont l’un des plus fréquentés de la ville.
_ Vous semblez être un habitué… Je me trompe ? »
Et c’est ainsi qu’ils s’étaient retrouvés à se rendre au plus grand bordel de la ruche Viarna, à l’heure ou la plupart de ses habitants allaient déjeuner.
Au bout de l’avenue, les deux hommes bifurquèrent en s’engageant dans une rue plus étroite et plus sombre, au bout de laquelle apparaissait une façade à la décoration clinquante, d’un goût douteux. L’enseigne de l’établissement, « La Rose Pourpre », s’étalait au-dessus de l’entrée, peinte en rouge sombre par un décorateur sans doute pressé de goûter aux charmes des employées. Krant se tourna vers son assistant.
« Bon, récapitulons, Zergueï. Vous entrez et vous demandez à voir le patron du lieu. Vous déposerez sûrement votre arme à l’entrée, alors ne tentez rien de dangereux. Quand vous serez devant lui, vous lui montrez votre insigne de commissaire, et vous lui parlez d’une quelconque réforme des taxes en rapport avec la fréquentation assidue des Gardes, ou quoi que ce soit de ce genre-là. Je vous fais confiance, vous avez de l’imagination.
_ Je tâcherai d’inventer quelque chose de plausible, Commissaire.
_ Bien. Faites durer le plaisir le plus longtemps possible, des renforts doivent arriver de la plus proche caserne de l’Adeptus Arbites. Quand ils seront là, je vous envoie un signal sur votre communicateur. Vous saurez alors que vous pouvez amener la question de l’employeur sur le tapis. Plus besoin de faire dans la finesse. Je ne vous cache pas que ça ne va probablement pas lui plaire, mais si ça dégénère, vous appuyez sur la rune de signal d’urgence du communicateur, et j’interviendrai. On pourra donc l’arrêter sans scandale, et le cuisiner ensuite. Tout est clair ?
_ Pas de problème, Commissaire.
_ Alors enlevez-moi ce képi et allez-y. Et tâchez de ne pas vous retrouver dans le lit d’une de ces diablesses avant mon retour… »
Sianov acquiesça en souriant, confia son couvre-chef à Krant, et s’avança vers la façade du lupanar. Le commissaire lui lança un « Bonne chance ! », mais il n’entendit rien, déjà concentré sur sa tâche.
La porte massive ne fit aucun bruit quand il la poussa, et il entra dans le hall, envahi d’une atmosphère lourde et étouffante. La pièce était haute et vaste, plusieurs lustres en verre pendaient du plafond, et l’essentiel de la salle était occupé par des fauteuils et des sofas regroupés autour de cheminées artificielles. Une douzaine de femmes court-vêtues se délassaient sur ces divans ou déambulaient dans la pièce, prenant des poses savamment étudiées pour mettre leurs attributs en valeur. À une dizaine de mètres devant Sianov, derrière un comptoir, deux colosses armés bavardaient sans faire mine de lui prêter attention. Il s’avança vers eux, mais une des femmes lui barra le passage. Il baissa les yeux vers elle, constatant qu’elle était encore plus jeune que lui, et que sa petite taille offrait à tous une vue plongeante sur son décolleté vertigineux.
« Bonjour, monsieur. Vous désirez ? »
Le ton aguicheur de la jeune prostituée s’accordait à sa tenue, tandis qu’elle s’approchait toujours plus du commissaire subalterne. Sianov avait la bouche sèche, et il s’apprêtait à prendre la parole quand la jeune femme se colla brusquement à lui, frottant sa poitrine contre son manteau de cuir, et portant la main à son entrejambe, constatant que le jeune homme n’était pas indifférent à ses charmes.
« Je… Je désire m’entretenir avec le responsable de l’établissement, » bégaya-t-il, surpris, avant de se morigéner intérieurement pour cette entrée en matière peu convaincante.
« Bien. Suivez-moi. »
La prostituée recula d’un pas, réduisant le malaise du jeune commissaire, avant qu’il ne se rende compte que la femme tenait à la main son arme de poing et son communicateur moyenne portée. Toute expression séductrice avait disparu de son visage, remplacée par un regard glacial. Sianov déglutit péniblement. L’action commençait à peine que le plan était déjà compromis.
La jeune employée s’avança vers le comptoir et y déposa les deux objets sous les yeux des deux gardes.
« Voici les effets de Monsieur, qui désire un entretien avec monsieur Gasht.
_ Bien. Veuillez me suivre, monsieur, » annonça un des deux colosses d’une voix de stentor.
Il s’engagea dans un couloir qui s’ouvrait non loin du comptoir. Sianov, interdit, resta immobile au milieu du hall d’entrée pendant un court instant, puis reprit ses esprits et pressa le pas pour rejoindre le garde. Alors qu’il avançait à grands pas derrière l’homme, les pensées se pressaient avec affolement dans l’esprit du jeune commissaire. Comment allait-il faire pour prévenir Krant ? Il n’avait aucun moyen de communiquer, et en cas de bavure, il ne pourrait même pas se défendre. Il allait devoir improviser.
Le garde s’arrêta devant une massive porte en bois et y frappa deux coups sonores. Puis il l’ouvrit, et laissa passer Sianov. Le jeune homme fit quelques pas hésitants, avant de se rappeler les conseils que lui avait un jour prodigués Krant. Ne jamais faire croire à votre adversaire que vous êtes surpris ou désorienté. Il inspira profondément, et entra d’un pas énergique.
La pièce était assez grande, plus lumineuse que le reste du lupanar. Derrière un bureau ornementé était assis un petit homme replet au regard calme et débonnaire. Il ne ressemblait pas vraiment à un ponte de la pègre, mais plutôt à un protecteur bienveillant, se dit Sianov. Raison de plus pour rester sur ses gardes. Le commissaire s’avança encore, jusqu’à se tenir devant Gasht.
« Bonjour, monsieur. J’ai cru comprendre que vous désiriez m’entretenir de quelque chose.
_ Bonjour, monsieur Gasht. Commissaire subalterne Zergueï Sianov.
_ Commissaire ? Que me vaut donc le plaisir d’accueillir dans mon humble établissement un officier politique de la Garde Impériale ? »
Face au regard affable de l’homme, Sianov ressentit soudain une haine virulente envers cet individu grassouillet au sourire écœurant. Il tira une chaise et s’assit sans attendre l’invitation de son hôte. Ses pensées affolées avaient disparu, remplacées par la seule envie de voir disparaître ce sourire.
« Je vais aller droit au but, monsieur Gasht. Comme vous le savez sans doute, une ruche sous gouvernement militaire ne fonctionne pas exactement comme en temps de paix, surtout en raison du nombre de soldats en garnison beaucoup plus important. Votre établissement, notamment, est actuellement surtout fréquenté par des Gardes Impériaux. Il reçoit donc beaucoup de recettes provenant de la solde des Gardes. C’est pourquoi nous devons imposer une taxe à tous les lupanars de la ville afin de conserver un certain équilibre économique. »
Les mots sortaient d’eux-mêmes, le jeune homme inventait un canular suffisamment convaincant pour que le gérant ne le mette pas immédiatement à la porte. Restait à voir comment il allait réussir à atteindre son objectif. Gasht, d’abord étonné, répondit en gardant son sourire tranquille.
« Si j’ai bien compris, Commissaire, vous voulez que je paie une taxe pour la Garde, en plus des impôts dont chaque citoyen impérial doit s’acquitter pour l’entretenir ?
_ En vérité, ce n’est pas vous, mais votre établissement qui devra fournir ce soutien. N’allez pas me dire qu’avec la réputation honorable de votre établissement, vos recettes ne vous permettent pas de payer cette taxe… À moins bien sûr que vous ne fassiez déjà, dans votre grande générosité, des dons directs à la Garde, par l’intermédiaire d’officiers supérieurs comme, par exemple, le général Djiovann ? »
Le sourire de Gasht s’était lentement évanoui au cours de cette dernière réplique. À présent, il regardait Sianov d’un air mauvais. Gagné, se dit le jeune homme. Il se félicita intérieurement avant de remarquer un geste sec de la main du petit homme. Il se rendit alors compte que le colosse qui l’avait mené jusqu’ici n’avait pas quitté la pièce pendant leur entretien. Il poussa un juron, mais avant qu’il puisse faire le moindre geste, un brutal coup à la nuque le fit sombrer dans l’inconscience.
Un spasme de douleur le réveilla. Il était nu, ligoté à un pilier. Il n’ouvrit pas tout de suite ses yeux englués de sang, et ses premières inspirations manquèrent lui arracher un cri de douleur. Visiblement, le garde ne s’était pas contenté de l’assommer, mais lui avait aussi frappé les côtes de ses bottes ferrées et ouvert une plaie au front, dont le sang suintait. Il déglutit péniblement avant d’ouvrir les paupières.
Il se trouvait dans une pièce sombre, à côté d’une sorte de table recouverte d’un épais dais de velours. Plus loin, deux braseros éclairaient à peine les alentours, distillant une atmosphère étouffante. Lorsque les yeux de Sianov s’habituèrent enfin à l’obscurité, il remarqua une silhouette de l’autre côté de la table. Lorsqu’il comprit que c’était une statue, un frisson inexplicable le saisit, et il fut prit d’un haut-le-cœur nauséeux mêlé à une sensation d’extase pure. La sensation était si étrange qu’elle lui arracha un cri de surprise.
« Notre invité est réveillé. » La voix avait à peine murmuré, et pourtant ses paroles avaient résonné dans la pièce. Quelqu’un alluma une torche dans un brasero, puis une deuxième. La lumière emplit lentement la salle, révélant une demi-douzaine de silhouettes encapuchonnées assemblées en demi-cercle autour de la table, la statue et le pilier auquel il était attaché. Deux d’entre elles tenaient des torches. Il tourna la tête, tâchant de comprendre ce qu’il lui arrivait. Et quelque chose le frappa. La table ressemblait en réalité plus à un autel. Et la statue était… Sianov poussa un cri et détourna les yeux. Il ne pouvait regarder cette statue. Elle avait quelque chose d’obscène, à la fois répugnante et attirante, quelque chose qui ne pouvait être sain.
Il cria à nouveau lorsque deux mains froides se posèrent sur sa poitrine. Quelqu’un se tenait derrière le pilier, quelqu’un qu’il n’avait pas entendu approcher. Quelqu’un qui le contourna d’une démarche lente et envoûtante, et se planta devant lui.
La femme était superbe. Au-delà de toute description. Et elle était nue. Sa peau était pâle, si pâle, de la couleur du marbre de l’autel, et son visage était d’une pureté parfaite. Un sourire étira ses lèvres charnues, découvrant des dents beaucoup trop pointues. Sianov tenta d’inspirer à nouveau, mais ses poumons ne semblaient plus vouloir lui obéir.
La femme s’approcha encore, jusqu’à ce que la pointe de ses seins effleure le torse du jeune homme. Elle dénuda à nouveau ses dents, ses crocs, et posa ses mains sur le visage du commissaire. Ce dernier fut frappé par le froid glacial qui émanait d’elles, contrastant avec la chaleur étouffante du lieu. Brutalement, il recommença à respirer. Tandis que la main gauche essuyait le sang des yeux de Sianov, la main droite glissa le long de sa poitrine, caressa ses abdominaux avant de s’arrêter sur son bas-ventre, lui tirant un gémissement de plaisir. Son souffle s’accéléra alors que les lèvres de la femme s’approchaient des siennes.
Et soudain, la douleur. Les crocs de la créature lui avaient déchiré la lèvre inférieure. Il hurla, et la femme recula d’un pas, arborant un sourire maculé de sang. L’un des hommes encapuchonnés y vit un signal, et avança vers eux, suivi de trois comparses, tandis que les porteurs de torche restaient à leur place en murmurant des paroles inintelligibles. Le jeune commissaire ne saisit qu’un seul mot, qui manqua lui faire recracher ses tripes : « Slaanesh ». L’homme de tête s’approcha de Sianov, une seringue à la main, et ses acolytes s’inclinèrent devant la créature nue, lui tendant deux poignards effilés.
L’homme planta profondément l’aiguille dans le ventre du jeune homme, lui tirant un autre cri. Puis un torrent de glace déferla dans ses veines, éliminant toute douleur. Il ne ressentait plus sa lèvre déchiquetée, ni son front ouvert. Deux autres vinrent le détacher, et il ne put leur résister quand ils le menèrent vers l’autel et le couchèrent sur le dais de velours pourpre. Il ne sentait plus aucun muscle de son corps lui répondre, et quand la femme se pencha au-dessus de lui, il ne put rien faire. Elle lui bascula la tête en arrière, et il voulut hurler, en voyant l’horrible statue qui le surplombait. Mais ses cordes vocales non plus ne voulaient pas lui obéir. Une douleur sourde envahit son ventre.
Une explosion. Un cri. Une volée d’ordres, une rafale de tirs. Tout cela était si lointain. Une autre déflagration. Des cris, plus proches. Un tir de laser. La porte de la salle vola en éclats. Une dizaine d’hommes entrèrent en arrosant de tirs les cultistes encapuchonnés. La créature nue se retourna et poussa un cri terrifiant de stridence. Un tir de fusil à pompe la fit taire en lui arrachant la tête.
Le calme revint brusquement, brisé par le son de pas claquant sur le sol.
« Sianov ! Vous êtes vivant ?!
_ Co… Commissaire Krant… » La bouche pâteuse, le jeune homme tentait d’articuler quelques mots. « Échoué… Mais Gasht… Avec Djiovann…
_ Je sais, Zergueï. Nous l’avons arrêté. Maintenant, ne parlez plus, vous risquez de vous affaiblir, et vous n’avez vraiment pas besoin de ça…
_ Que… Vous… »
Sianov mobilisa toutes les forces dont il disposait pour relever la tête. Et il vit. Il vit les deux poignards effilés, plantés dans son plexus solaire.
« Zergueï, non… Ne partez pas maintenant… J’ai encore besoin de vous, fiston… »
Sianov n’entendit pas cette dernière phrase. Il était déjà mort.
Rhasom Mirvoy regardait Viarna. La baie vitrée de son bureau lui offrait un panorama impressionnant sur l’ensemble de la cité-ruche. Cette cité qu’il avait tant aimée, pour laquelle il aurait donné sa vie. Mais cela faisait maintenant plusieurs semaines qu’il avait rangé sa toge d’apparat. Il n’était plus le gouverneur, à présent. Quelqu’un d’autre, qu’il avait lui-même choisi, s’acquittait de cette tâche.
Loin au-dessous de lui, un bâtiment brûlait. Mirvoy savait déjà lequel. Le scandale de la découverte d’un culte impie au sein d’une maison close à la réputation pourtant honorable n’avait pas mis longtemps à se répandre dans les hautes spires de la ruche. Les forces de l’Adeptus Arbites avaient dû intervenir, et purger l’établissement par le feu. Il ne manquait plus qu’un inquisiteur s’en mêle pour que le scandale soit total. Rhasom Mirvoy soupira.
Un interphone sonna derrière lui.
« Seigneur Mirvoy ? Quelqu’un demande à vous voir.
_ Qui est-ce ? répondit l’ancien gouverneur, d’une voix distraite.
_ Visiblement, il s’agit d’un commissaire de la Garde Impériale. Il n’a pas voulu décliner son identité, il dit simplement qu’il est détaché au Commissariat Central.
_ Bien. Faites-le patienter dans l’antichambre, dites-lui que j’arrive sous peu. »
Mirvoy resta encore quelques dizaines de secondes à regarder la fumée s’élever dans le ciel froid, puis il passa la main sur son crâne lisse. Il se retourna et sortit de son bureau, la porte coulissant silencieusement derrière lui. Il parcourut plusieurs couloirs richement décorés avant de parvenir dans l’antichambre, où l’attendait son visiteur.
L’homme, large d’épaules, n’était pas grand. Il lui tournait le dos, observant une gravure sur le mur, le manteau et le képi à la main. Le commissaire se retourna en entendant son hôte arriver. La dureté de son expression choqua presque Mirvoy.
« Gouverneur Mirvoy.
_ Ex-gouverneur. Je ne crois pas vous avoir déjà rencontré, Commissaire…
_ Krant. Myraïl Krant.
_ Eh bien, permettez-moi de…
_ Sauf votre respect, je n’ai pas de temps à perdre. Je suis sur une affaire complexe, et je crois avoir besoin de votre aide.
_ Alors… Je ferais de mon mieux pour vous l’apporter.
_ Bien. Figurez-vous que l’on a retrouvé un cadavre ce matin, aux aurores, dans une ruelle de la ruche basse. Il s’est avéré être celui d’un membre du 42ème Régiment Suthian, que je n’ai pas besoin de vous présenter. L’homme était également dépendant à l’obscura, une drogue relativement courante. Mais le plus intéressant reste à venir.
_ Je vous écoute.
_ Alors ne m‘interrompez pas. »
Le souffle coupé, Mirvoy écarquilla les yeux devant cet homme qui se permettait de lui parler ainsi. Il n’eut pas le temps de rétorquer quoi que ce soit.
« Sur le corps, nous avons également retrouvé des plaques cryptées, contenant des preuves accablantes mêlant le gouverneur militaire Djiovann à la plupart des activités récentes de la pègre de la ruche. Il m’a paru étrange que de telles preuves apparaissent si brusquement à la portée de tous. J’ai donc mené ma propre enquête, avec mon subalterne Zergueï Sianov. Nous avons voulu vérifier nos informations dans un lupanar de la ruche ouest, visiblement rattaché au… commerce de Djiovann. Il s’est avéré que l’établissement abritait un culte chaotique, dédié à l’un des Dieux Noirs. Cette nouvelle a probablement fait le tour des hautes sphères auxquelles vous appartenez…
_ En effet.
_ Seulement, mon adjoint est mort. Je suis donc de très mauvaise humeur. » Un regard noir. « Mais j’ai également été surpris par une autre chose. De lourdes accusations sont portées sur Djiovann, et dès que l’on cherche à peine en profondeur, on tombe sur une affaire plus terrible encore ? Surprenant. Je n’y croyais pas trop. Alors j’ai décidé de revenir au début. Au premier mort. Le caporal Trisp. Le mobile de son assassinat n’était pas clair, et qu’aurait fait un drogué dans la ruche basse en pleine nuit, sinon récupérer sa dose ? Je suis allé voir son fournisseur, un certain Barks. Vous le connaissez, je crois ? »
Mirvoy ne répondit pas.
« En tout cas, il se souvient de vos instructions. Vous n’avez pas cherché à brouiller les pistes. L’homme qui a tué Trisp devait laisser les tablettes sur son cadavre, comme vous l’aviez ordonné. Il n’a pas fait de difficultés pour nous le révéler. » Toujours le même silence lourd. Le regard de Mirvoy était maintenant dépourvu de toute émotion. « À quoi pensiez-vous ? Laisser des fausses preuves provoquer une éventuelle instabilité politique dans la ruche, créer un culte chaotique dans un bordel, pour renverser un rival que vous aviez désigné ?
_ Taisez-vous !! » Il avait hurlé. « Vous ne savez rien ! Vous croyez que ces preuves étaient fausses ? Vous ne savez pas ce que c’est que de céder le pouvoir à un homme, qui s’avère être un truand en puissance ! Djiovann est coupable ! Je n’ai rien inventé ! En contrôlant à la fois l’autorité officielle et le monde criminel, il agissait à la manière d’un adulte jouant une partie de régicide des deux côtés de l’échiquier à la fois, devant des gamins ébahis, impressionnés par ce qu’ils ne comprennent pas…
_ Et vous ?
_ Moi, je suis le gamin turbulent qui balaie toutes les pièces d’un revers de main…
_ À présent, les belles métaphores sont finies pour vous. Le gamin va prendre une raclée. Je vous arrête pour hérésie et conspiration.
_ De toute façon, j’avais prévu les risques. Le culte de Slaanesh était mon coup de maître, mais il me condamnait à coup sûr. J’ai fait ce que j’avais à faire. À vous de porter la responsabilité de protéger un truand à la tête de Viarna… Qui sait, vous aurez peut-être une récompense ? »
Le soir tombait sur la ruche. Le froid condensait l’haleine de Krant qui rentrait à pied au Commissariat Central. Il se retourna, et observa le deuxième brasier qui s’était allumé dans la ruche, dans l’une des plus hautes spires. Hérésie et conspiration, traitées par le feu. Il soupira, puis s’éloigna dans la nuit tombante.