Clair-obscur« Là, logiquement, ça devrait marcher. »
L'homme atteint la quarantaine, le visage taillé au couteau et deux yeux jaunes luisants dans l'obscurité. Il est assis dans un épais fauteuil de cuir, tandis que se trouve à ses côtés une table basse sur laquelle sont disposé une bouteille de millésime non entamé et un verre vide. Autour de lui, l'obscurité seule règne, même s'il est parfois possible d'y apercevoir un reflet furtif à l'étrange couleur doré.
Il semble se détendre un peu en s'enfonçant dans son fauteuil. Il a tout préparé, et ne peux désormais qu'être spectateur.
Il claque des doigts et un disque, ressemblant à de l'or liquide, se met à flotter devant lui. Petit à petit, une image se forme, celle d'un soldat de la Confrérie, debout. Son armure est abîmé, ses bras ballants, son regard vide.
Et dans la pièce résonne une voix d'outre-tombe.
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Absurde.
Tout cela est absurde.
Une suite d'absurdités.
Déjà ça avait bien commencé, on m'a réveillé sans prévenir, alors que j'étais rentré d'une patrouille dans les bas-fond très tôt le matin.
Paraît que c'est parce que je fais partie de l'élite, des meilleurs. Je sais pas depuis quand je fais partis des meilleurs, ni même si c'est vrai, mais ce matin j'ai détesté ça.
Je veux dire, ça fais longtemps que je bosse pour la Confrérie, mais je me suis jamais distingué, ni quoi que ce soit. J'ai survécus, c'est peut-être juste ça...
Toujours est-il qu'en moins de dix minutes, j'étais prêt, avec vingt autres gars. On ne nous a rien dit. Les missions bizarres, je suis habitués, dans la Confrérie on a que de ça. Mais là, c'était encore pire, pas un mot, pas une explication, un lieu, tout simplement. Une tour du centre de la ruche, l'un des appartements au trois cent soixante quatrième étage.
Et c'est tout, on nous a chargés dans un camion et on est partis en direction de la tour en question.
Tout cela était absurde.
Bien sur, normalement on as pas le droit de circuler dans cette zone de la ruche, les riches n'aiment guère les pauvres et les malfrats des bas-fond. Et c'est précisément de là d'où vient la Confrérie. Cela dit, je n'ai jamais su comment, pas une seule fois je n'ai rencontré de problèmes de la part des FDP.
Certains dans les rangs appellent ça la chance, moi je dis que ça sent la corruption à plein nez. Mais je m'en fous, on me paye et j'obéis.
On a pris un chemin détourné comme on a l'habitude, passage par les petites ruelles, les anciennes voies pas détruites, quelques tunnels aménagés par la Confrérie... Tout ce qu'il faut pour atteindre la base de la tour sans se faire voir.
On y est arrivé rapidement, les sous-sols de ce genre de bâtiment sont immenses et absolument pas surveillés. Toujours la même choses, d'imposants piliers de plasbéton et des poutrelles de plastacier qui vous donnent l'impression que vous n'êtes qu'une infime poussière, un être qui ne mérite qu'à peine d'exister. Cent hommes bras tendus ne ferraient pas le tour de ces trucs.
Mais il faut au moins ça pour supporter les milliers de tonnes de la super-structure.
On est rapidement remonté dans les niveaux, gravissant d'obscurs échelles qui manquaient de s'effondrer sous nos pieds. Puis des escaliers de service dans les niveaux inférieurs de la tour, entre deux chaufferies et le système de traction des ascenseurs principaux, énorme bobines de câbles d'acier plus épais qu'un homme.
Le boucan et la chaleur étaient insupportables. Mais j'étais trop occupés à constater l'absence de tout personnel pour m'en soucier. Habituellement, il y a jusqu'à plusieurs centaines de techniciens qui s'occupent jour et nuit de l'entretien. Et là, personne. Je n'ai pas eu le temps de m'interroger que mes camarades me poussaient vers le haut.
On est ensuite arrivé dans les niveaux habités. Là encore, pas de trace, pas de bruit, toutes les portes ouvertes et personne dans les chambres. Un silence de mort régnait dans les couloirs. Encore plus étrange.
On s'est dirigé vers l'un des ascenseurs principaux. Lorsqu'on l'a appelé et qu'il s'est ouvert, trois types aux uniformes des FDP étaient face à nous. On a aussitôt braqué nos flingues. Mais ils se sont contentés de s'écarter et de s'éloigner, sans même tenter de nous arrêter ou de se renseigner.
L'un des nôtres les a butés, c'était facile, ils étaient de dos.
Pourquoi les buter, alors qu'ils nous ignoraient ? Pourquoi ne nous ont-ils pas arrêté, ou tenté ? Pourquoi tout une tour semblait-elle s'être vidé ? Des résidents au moindre technicien, même les rats des souterrains avaient fait leurs valises. Pourquoi nous a-t-on envoyé ici ?
Tout cela était absurde.
L'ascenseur montait rapidement. Indispensable pour gravir les trois milles étages de la tour.
Il ne lui fallut que peu de temps pour atteindre notre destination. Trois cent soixante quatrième étage, ridicule par rapport à la taille de la tour, déjà haut sur l'échelle sociale. Les gens qui habitent ici ont du fric et aiment le dépenser. Ils ne commandaient pas, non, ceux qui commandent sont plus haut, bien plus haut. Ils se contentent d'obéir aux ordres et d'être sur le haut du panier des esclaves des puissants.
Là encore les portes étaient ouvertes et les appartements déserts. Sauf un. Une porte fermée. Et un appartement occupé. Occupé par un type en train de s'étouffer si j'en jugeait par les bruits que j'entends.
Par un merveilleux hasard, où plutôt par une machination dont je ne suis que l'un des pions, il s'agissait de ''notre'' appartement, celui là même dans lequel on nous a envoyé.
L'un des gars enfonça la porte sans ménagement, d'un coup de pied. L'appartement derrière semble normal, un grand salon occupé de meubles qui valent trente fois le salaire annuel des ouvriers des basses couches.
Et au milieu, un type, la vingtaine, occupé à vomir tout ce qu'il pouvait de son estomac. Il portait un costume que je jugeais hors de prix mais qui ne devait sans doute pas valoir plus qu'une paire de chaussettes pour lui. Ses longs cheveux d'un bleu nuit pas naturel cachaient son visage.
Quand j'y repense, je n'ai jamais vus son visage. Jamais. J'ai pu discerner des traits, un œil une fois, mais je n'ai jamais vus son visage. Dommage, j'aurais bien aimé. Comme si quelque chose me disait que j'y aurais trouvé des réponses. Absurde, naturellement.
C'est à ce moment que tout a basculé. Jusqu'à maintenant, les choses étaient étranges, certes, absurdes comme je l'ai dis. Mais jamais elles n'ont atteintes la folie qui a suivis.
Rien n'a jamais atteints la folie qui a suivis.
On s'était approchés de ce type. Je ne savais pas qui il était, ni pourquoi il était comme ça, mais je sentais que c'était important.
Je les ai entendus arriver à ce moment là. Des bruits légers dans un premier temps, indistincts. Mais dans le silence de mort qui régnait jusque là, ils semblèrent tonner à mes oreilles comme des coups de tonnerre.
Et ils s'amplifiaient. Je pus bientôt les identifier. Des battements d'ailes. Je connaissais ce bruit car je venais d'un autre monde à l'origine, un monde où le mot ''animal'' signifiait autre chose qu'une image dans un livre quelconque.
Des ailes. Des oiseaux ? Non, c'était absurde, aucun volatile n'aurait pus survivre dans la ruche. Absurde. Et pourtant, comme j'aurais mille fois préférés halluciner et voir des oiseaux...
Soudain, ils sont arrivés. Ils ont fait exploser les vitres sans un bruit, seul le murmures des millions de bouts de verre retombant sur la moquette s'est fait entendre. Incroyable.
Pendant un instant, ils se tinrent à la place des vitres brisés, à deux doigts de tomber dans le vide. Ils étaient... merveilleux. L'éclat de leur corps de feu contenus dans ce squelette de métal me brûlait la pupille, mais c'était le plus beau spectacle qu'il m'ait été donné de voir.
Et leur ailes ! De fines lamelles de métal accrochés les unes aux autres, renvoyant les reflets chaleureux des flammes dans toute la pièce.
Bien sur, à ce moment je n'avais pas encore remarqué leurs serres de métal aussi tranchantes que des rasoirs, leurs lames de feu menaçantes ou leur bec acéré, surplombé de petits yeux noirs vicieux.
Alors que moi et mes compagnons contemplions les neufs nouveaux venus, ils passèrent soudainement à l'attaque. Nous avons à peine eu le temps de saisir nos armes qu'ils étaient sur nous, vifs comme des oiseaux de proie.
En un instant l'air devint rouge, rouge du sang qui giclait. Je ne me souviens pas de grand chose, trop rapides, trop incroyable pour que je puisse le décrire. Les créatures ailés nous massacrèrent, sectionnant os et chair de leurs armes. Les balles fondaient avant de les atteindre et la seule chaleur qu'ils dégageaient étaient capable d'assommer un homme.
Jamais la pièce n'avait été plus lumineuse, l'espace d'un instant je pus distinguer tous les détails dans la lumière pure de ces êtres de rêve. Tous sauf la silhouette de l'homme, toujours prostré en train de vomir. Il semblait comme enveloppé par les ombres.
Une giclée de sang m'atteignant en plein visage me fit revenir à la réalité. L'un de mes camarades venaient de se faire ouvrir le torse sous les serres d'un des attaquants. Celui se pencha vers mois, se préparant à m'attaquer.
Tout cela ne dura sans doute qu'une fraction de seconde. Mais nous sommes toujours étrangement lucide durant les quelques instants qui nous séparent de la Mort, ou du moins qui semblent nous en séparer. Je l'ai déjà constaté à plusieurs reprises.
Malgré la proximité du feu, il ne me brûlait pas, comme si un froid suffisamment intense pour étouffer le feu m'avait saisis.
Comme dans un rêve, je pus admirer à loisir mes reflets dans les lamelles de ses ailes. Dans une je paraissais déformé, dans l'autre j'étais une femme, dans une autre encore j'avais la peau violette et des griffes jaunes à la place des doigts... Absurde, complètement absurde.
Et ses yeux, ces petits yeux vides de toute émotion, de tout sentiments. Je n'ai jamais vus, au cours de mon existence, de regards aussi vide. Il n'y avait rien derrière. Même le plus crétins des animaux a un but, quelque chose qui lui donne une vivacité dans le regard. Là, rien.
Tout cela était absurde.
Alors qu'il allait me tuer, sa lame fusant vers mon ventre, il fut brusquement repoussé sur le côté, s'effondrant au sol. C'était une créature imposante, une espèce de molosse plus noir que les plus noirs souterrains. Il n'avait aucune substance tangible, il semblait fait de l'ombre elle-même.
L'ombre.
Elle s'était insinué partout dans la pièce, comme une entité rampante. Des tentacules d'ombres se glissaient sur les murs, entres les combattants. Ou plutôt, devrait-je dire, entre les créatures de feu et leurs victimes. Toutes les créatures regardaient dans la même direction. Je tournai difficilement la tête, effrayé à l'idée de ce que je pouvais découvrir.
Là où s'était tenus un homme en pitoyable état se dressait maintenant une créature de ténèbres. Elle était humanoïdes, grandes et musclée. Elle était clairement définis, ses contours se dessinant nettement dans la lumière qui persistait. Sa peau était noire, un noir intense et profond. Seul son visage découvrait deux yeux aussi brillants que l'or pur et était recouvert de longs cheveux bleu nuit. Mais ce n'était pas le plus effrayant. A ses pieds s'étalait une marée de créatures de ténèbres, un amas d'ombres dans lesquels se dessinaient des crocs et des yeux. Ici je reconnaissais le corps sinueux d'un serpent, là la patte épaisse d'un molosse de combat...
La scène sembla figé éternellement, les créatures de feu jaugeant leur nouvel adversaire, parfaitement immobiles. De leur côté, l'homme, si c'en était toujours un, se tenait droit, menaçant et stoïque.
Seules l'ombre et la lumière semblaient s'affronter partout dans la pièce, comme si elles étaient deux entités distinctes dotés d'une volonté propre. Absurde.
Et brutalement, tout explosa. Je n'ai rien discerner, seulement une explosion de lumière et d'ombre. Mais les bruits furent suffisamment explicite.
Crépitement des flammes, rugissement de chien, meubles qui cèdent sous la pression, métal tordus, tonnerre d'une colonne de feu... L'enfer se déchainait autour de moi. Sans que je puisse l'éviter, un impact puissant se fit sentir sur mon plastron, me décollant du sol et m'envoyant m'écraser quelques mètres en arrière.
J'ai du tombé brièvement dans les vapes, puis je reprends connaissance.
Petit à petit les bruits se modifient. Les flammes s'éteignent, les rugissements se font plus forts, les bruits de métaux déchirés deviennent omniprésents...
Je réussis à me relever doucement, ma tête bourdonne encore, mes yeux me font mal et tous mes membres sont ankylosés.
La première chose que je remarque fut l'absence de cette lumière si pure. Tout est devenus sombre. Tellement sombre que je peine à distinguer les limites de la pièce, pourtant éloignées de seulement quelques mètres.
Autour de moi, les cadavres squelettiques des créatures de feu sont éparpillées sur le sol, tordus et déchirés, comme si de véritables bêtes sauvages se sont acharnés dessus. Plusieurs traces de brûlure signalent les endroits où le feu a frappé. Une aile métallique échouée près de moi, tordus, me renvoie mon reflet, tel que je suis réellement, une arcade ouverte, une lèvre coupée, une épaule démise et mon plastron fendu sur toute une diagonale.
Face à moi, il se tient toujours droit, immobile et menaçant. Cette fois il semble disparaître dans les ombres, s'y diluer. Seuls ses deux yeux qui me fixent sont clairement visibles. Tout autour de lui, sa meute de créatures de l'ombre, encore plus imposante, constitué de créatures toujours plus menaçantes. Des molosses qui m'arrive à la poitrine, des serpents aussi épais qu'une cuisse, des scorpions capable de me sectionner un bras...
Je comprends alors que je vais mourir. C'est la première fois que je me rends compte de l'inéluctabilité de la chose. J'ai faillis mourir des tas de fois, mais j'ai toujours eu une chance de m'en tirer, je l'ai toujours saisis, et j'ai survécus. A chaque fois. Au mépris de la logique. Avec une fiabilité qui dépassait la chance à l'état pure.
Mais là, c'est impossible, je ne sais même pas dire où est la sortie, et je sens que cette meute va fondre sur moi d'un instant à l'autre.
L'espace d'un instant, j'ai l'impression que j'ai survécus toutes ces années dans le seul but d'arriver ici vivant. Absurde.
Et soudain, il claque des doigts. Un simple claquement, qui résonne à mes oreilles comme les trompettes de la Mort. La meute s'élance. Pas une créature, ni même deux, mais toute la meute qui me fond dessus.
Cette fois, il n'y a pas eu cette netteté et cette lenteur avant l'instant fatidique. A croire que l'ombre elle-même brouille mes sens, qu'une force supérieur veut m'empêcher d'appréhender la situation.
Tout cela est absurde.
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L'image se brouilla lorsque l'homme fut engloutis par la marée de créatures. On put voir du sang gicler, un œil surnager dans ce bouillon furieux ainsi qu'un bras être lentement engloutis, comme la disparition d'un bateau sur une mer déchainée.
Puis l'image se déplaça, tournant lentement, s'attardant sur le spectacle de destruction, avant de s'arrêter sur le responsable de tout ceci. Même à travers le miroir d'or, il semblait menaçant, destructeur et l'homme crispa involontairement les doigts sur les accoudoirs de son fauteuils.
Puis, se détendant, il se releva, saisit le verre de millésime et le tendit vers le miroir et la forme humanoïde qu'on y devinait. Il exulta en prononçant quelques paroles.
« A ta santé, Darkness ! »
Et, l'espace d'un instant, l'on put croire que les yeux de la créature fixèrent ceux de l'homme à travers le miroir.
Absurde ?